dimanche 8 mars 2009

Catherine Soudé (OI Montpellier)

La ville dans mon objectif
La ville dans mon objectif.

C’est un fait, l’appareil photo numérique a changé ma vie. Depuis que je me suis décidée à m’équiper de ce bijou, ma manière de me déplacer en ville a changé. J’ai cessé d’aller quelque part avec un but précis, désormais ma préoccupation consiste à aller à la rencontre de petits événements fortuits, voire improbables, que la ville ne cesse de mettre en scène. Donc, chaque fois que je le peux, je baguenaude, je musarde, je m’égare avec bonheur de telle sorte que mon territoire photographique s’élargit à la mesure de mes dérives.
Je vais en ville comme on part à la chasse au trésor, avec la certitude de trouver quelque chose, sans toutefois préjuger des résultats de l’aventure. Mais il y a ici, à Montpellier, où je vis depuis quelques années, des lieux que je hante plus volontiers, des lieux dont je connais les usages selon les heures et les saisons. L’ancien jardin royal du Peyrou est un théâtre où la ville joue à guichet ouvert un spectacle d’improvisation permanent : jongleurs, baladins et artistes en tous genres, abonnés aux bancs publics, amoureux printaniers, lecteurs imperturbables, patineurs acrobates, badauds, touristes japonais, citadins pressés ou flâneurs, il se passe toujours quelque chose dans ce jardin au milieu de la ville. J’y ai ma place réservée à toute heure.
J’aime bien aussi la place de la Canourgue et la géographie du quartier alentour. C’est un endroit où flâner, lire, s’asseoir à une terrasse de café et regarder les gens. Certains jours, dans l’une ou l’autre des petites rues qui bordent la place, planquée dans un angle pour ne pas être vue, j’ai plutôt l’air d’espionner les passants. J’attends qu’ils viennent inscrire leur mouvement sur la page blanche que j’ai préalablement délimitée : un mur aussi nu que possible, grand angle, volontairement à distance. Dans ce cas, je ne cherche pas à saisir une expression, un visage, mais bien les silhouettes d’inconnus apparaissant et disparaissant. Le cadre que j’ai posé ne permet pas la curiosité. Certes, chacun d’eux raconte une histoire - son allure, sa manière de marcher, ses attitudes - mais ce qui s’écrit là, sur ce mur, doit se lire comme une combinaison de signes, comme les marques d’un moment éphémère sur la peau du temps. Si je ne les photographiais pas, ces signes s’effaceraient à mesure de leur inscription. C’est ainsi que je justifie ma traque.
Quand, après coup, je les regarde sur l’écran de l’ordinateur, je me demande de quel droit j’ai figé le mouvement de ces passants. Qu’est-ce que j’ai «capturé» de leur vie, de leur âme ? Quelle illusion d’éternité ai-je fantasmé ? Une fois encore je me dis que photographier est, avant tout, une forme de résistance à l’effacement programmé de nos fragiles existences. J’enregistre les traces de ce qui va disparaître, ces passants provisoires et moi qui le suis tout autant. Et maintenant qu’ils sont là, face à moi sur mon écran, il faut que je m’occupe d’eux, que j’imprime les signes de leur passage sur du papier photo, que j’inscrive une date, que je m’explique avec eux ! Et voilà que ce petit jeu innocent se met à ressembler étrangement à une aventure autobiographique par passants interposés.
Que se passe-t-il avec cette photo–là par exemple ? Une jeune femme, les yeux bandés, notoirement enceinte, marche dans une rue, guidée par une autre, sensiblement du même âge, habillée de noir, et dont l’allure sportive, un peu garçonne, contraste avec elle, la future mère. Pourquoi m’ont-elles impressionnée ? Je ne le sais pas au moment où je déclenche, la scène m’intéresse à cause de son caractère insolite, du contraste et de la complicité perceptible entre les deux jeunes femmes. Je m’interrogerai plus tard sur ces deux figures de la fécondité féminine et sur les identifications possibles. Visage rayonnant de la femme qui marche à l’aveugle vers son destin de mère, expression attentive de la seconde qui l’accompagne, comme si elle savait, elle… et choisissait un autre rôle. Pure hypothèse car je ne sais rien ni de l’une, ni de l’autre. Je me raconte donc avec ces photos. Je m’y projette, à mon insu le plus souvent. Serais-je devenue photobiographe ? Ou, ce qui n’arrange pas mon cas, autobiophotographe ?

Qu’est-ce que vous regardez lorsque vous marchez dans la rue ? demandait Le Corbusier. Je dirais : les gens, surtout les gens- que je photographie peu, et quand je le fais c’est avec précaution et quelque réticence, c’est pourquoi souvent je choisis des plans larges. Et puis les accidents de terrain, les brisures dans la continuité des apparences, l’usure des choses mais aussi les couleurs, les formes et le mouvement. Car, si la photo est bien une tentative pour garder trace du léger passage de la vie, regarder à travers un objectif a pour vertu première de focaliser l’attention de telle sorte qu’on finit par métaboliser cette manière d’être, avec ou sans appareil, jusqu’à devenir une plaque sensible de la réalité. En somme, je fais de la photo pour mieux jouir du monde. Pour le ré-enchanter peut-être ?

Catherine Soudé, Objectif Image Montpellier, novembre 2008
publié dans le numéro de février 2009 de LA FAUTE À ROUSSEAU, journal dédié aux questions autobiographiques- et dont le thème était La ville